publication

Livraison express de courses à domicile : boom conjoncturel ou business pérenne ?

De nouveaux acteurs chaque semaine !

1,8 milliards d’euros : c’est le montant des investissements réalisés depuis début 2021 dans les start-ups spécialisées dans la livraison. Cela en fait le secteur dont les investissements sont les plus importants au sein de l’alimentaire. Le paysage est en constante mutation, accueillant de nouveaux arrivants à intervalles réguliers (Gorillas, Picnic, Flink, Dija, Kol, Cajoo, Getir,… pour n’en citer que quelques-uns). Ces acteurs du marché de la livraison à domicile alimentaire, disruptent les pratiques. Cajoo vient de détrôner les applications stars des utilisateurs, en montant sur la 3ème marche du podium du classement Apple Store. Comment expliquer un tel engouement des utilisateurs ?

Ces nouveaux acteurs répondent à un besoin mis en exergue et accentué par la situation de confinement et de couvre-feu : horaires flexibles (qui viennent contrer les restrictions imposées par les multiples couvre-feux) et rapidité d’acheminement des produits au client. La situation sanitaire a en effet agi comme un catalyseur, poussant le plus grand nombre à adopter une solution apportant de la flexibilité, pendant une période qui n’en offrait pas. Moyennant des frais de livraison compris entre 2 et 3 euros pour un assortiment de produits restreint composé des « best-sellers », le consommateur se fait livrer en 10 à 15 minutes. Les prix des produits proposés avoisinent ceux que l’on peut retrouver en grande surface. Un panier composé de 5 produits de base est vendu 10,67€ chez Carrefour et 10,62€ chez Monoprix. L’addition est moins salée chez Cajoo avec un panier à 10,41€. Toutefois les frais de livraison la rendent environ 15% plus élevée au final.

Ces applications fonctionnent grâce à des « darks stores ». Ceux-ci sont fermés au public. Ils forment un écosystème de mini entrepôts urbains, calqué sur le modèle des « darks kitchens». Ils sont achalandés directement auprès des marques, grossistes et centrales, sans passer par un supermarché. L’assortiment de produits proposés diffère selon les acteurs et est volontairement limité aux produits phares dans un souci d’efficacité. Grâce à ce maillage, ces acteurs desservent des zones de chalandise très urbanisées dans un rayon accessible en moins de 10 minutes à vélo, et cela pendant une plage étendue en termes d’horaires. Essayer ces applications, serait-ce les adopter ? L’évolution vers la sortie de crise sanitaire n’a en tout cas semblé impacté ces acteurs. Les utilisateurs semblent conquis et continuent de les activer.

Les acteurs traditionnels mis à mal et chahutés

Le succès fulgurant de ces nouveaux acteurs vient bousculer les pratiques des secteurs établis de la grande distribution et de la livraison. Ces nouvelles applications malmènent à la fois :

    • Les acteurs traditionnels de la grande distribution alimentaire : ils ont pourtant accélérés ces derniers mois sur le e-commerce, en mettant particulièrement l’accent en 2021 sur les fonctionnalités de livraison (livraison à domicile classique, livraison à domicile express, drive, drive piétons et drive piétons améliorés avec une expérience client poussée en magasin…). Mais ils doivent à nouveau se mettre au diapason afin de garder le rythme des améliorations de la livraison pour ne pas être distancés. Un consommateur qui attend trop est un consommateur perdu !
    • Les applications  de livraison : Ubereats, Deliveroo, JustEat,… Spécialisés dans le référencement de restaurateurs et la livraison de plats cuisinés en 20-30 minutes, ils s’allient désormais avec des distributeurs afin de proposer la livraison rapide de produits alimentaires. C’est ainsi que Ubereats et Deliveroo ont conclu un partenariat avec Carrefour et Casino, leur permettant de bénéficier du stock et du maillage dense des points de vente de ces enseignes. Ils sont aujourd’hui capables de livrer les utilisateurs en un temps court. Sans égaler toutefois la promesse de l’ultra-express (10 minutes) d’acteurs comme Cajoo ou Flink.

Un succès pérenne ?

Cependant, même si le succès que rencontrent ces applications est fulgurant, la pérennité de cette multitude d’acteurs n’est pas assurée.

Tout d’abord la viabilité du business model de ces acteurs est à nuancer … et à challenger. Il convient de se demander comment ce type d’acteurs dégagera une marge sur le long terme afin d’amortir les coûts d’une livraison ultra-express de produits générant des marges faibles. Pour rappel, la marge moyenne d’un acteur de l’e-commerce s’établit entre 1,5 et 4% et celle d’un prestataire de livraison de nourriture cuisinée s’élève entre 20 et 35%,

Par ailleurs, ces acteurs seront rapidement confrontés à deux menaces : le choix d’un assortiment réduit de produits et leurs tarifs de livraison plus élevés. Cela pose les questions de la satisfaction du client et de sa lassitude à moyen terme. D’autant plus que les acteurs de la livraison alimentaire express à domicile sont concentrés dans des zones très urbanisées et viennent servir ceux qui bénéficient déjà d’une grande proximité en matière d’offre. En effet, d’après une enquête BDCOM (réalisé tous les 3 ans depuis 20 ans), 1 commerce sur 4 à Paris en 2020 est un bar, un café ou en restaurant. Cette surexposition aux commerces alimentaires ainsi que la possibilité d’accéder à une offre disponible à toute heure de manière presque instantanée, risquent également de brouiller le paysage du consommateur.

Enfin, il convient de relever le point de la compatibilité du concept même de ces applications avec les tendances RSE qui sont observées aujourd’hui. La génération actuelle prône les valeurs du développement durable et de respect des salariés. Mais elle souhaite être livrée en temps records et le plus souvent, pour des petits paniers de produits. Ceux-ci sont généralement livrés en scooter, générant ainsi des émissions de carbone pour des produits d’appoint non indispensables.

Au croisement entre acteur de la grande distribution et de la livraison de plats cuisinés, les applications de livraison express à domicile ont connu un succès rapide. Ces marques disruptent les pratiques de la distribution et de la livraison en proposant un service presque immédiat et très confortable pour le client. Les mois à venir seront clés pour observer la viabilité de leur business model et identifier les acteurs qui survivront et grossiront. Il est probable que le succès pour certains passera aussi par des alliances avec de grands groupes (à l’image du rapprochement entre Cajoo et Carrefour). L’effervescence liée à ces entreprises n’est pas sans rappeler le marché des trottinettes en libre-service. Une multitude d’acteurs d’abord, des polémiques, puis des rachats à la chaîne.

Aline Frapech, consultante et Benjamin Saguès, directeur

Illustrations : Brett Jordan, Mick Haupt, Berto Macario

Partager cet article