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L’innovation pour vous…  | Interview de Luc Suykens

Professionnel du Marketing depuis 35 ans, CEO et Vice-Chairman de l’association « United Brands Association » en Belgique, cet ancien Harley Procter Brand Vice-president France-Benelux du Marketing de P&G nous livre en exclusivité sa vision passionnante et éclairée de l’innovation et son expérience pour la favoriser dans les entreprises.

Innover dans votre métier c’est ?

Le plus important sur ce sujet de l’innovation est déjà de s’entendre sur sa définition car trop de personnes, et d’entreprises, confondent « innovation » et « invention ». Or la différence est fondamentale : l’invention est avant tout technologique et centrée sur le produit – c’est ce que Xerox en son temps a fait par exemple en inventant « la souris » – alors que l’innovation est anthropologique dans le sens où elle transforme de manière fondamentale et inédite les usages des utilisateurs – c’est ce qu’Apple a fait avec le smartphone, l’ipad, etc… L’innovation n’est innovation que si elle a un impact profond sur le consommateur, si elle apporte une amélioration concrète de sa vie et de ses usages..

Je n’aime pas beaucoup  » la Tech pour la Tech » et regrette que nos salons professionnels mettent trop souvent en lumière des inventions technologiques sous couvert d’innovation. Les inventions technologiques sont indispensables au progrès, mais sans « usecase » elles restent superficielles et ne « décolleront » pas car elles ne sont pas fondamentalement utiles.

Dans nos métiers créatifs du marketing et du digital, innover c’est donc avoir une idée qui transforme l’expérience utilisateur en capitalisant sur l’inventivité technologique de nos sociétés actuelles.

3 moteurs pour innover en entreprise ?

Comprendre les utilisateurs
Pour innover, l’entreprise doit partir des consommateurs et non pas de ses produits. L’essentiel, c’est qu’elle sache comprendre finement chaque consommateur, sa vie, ses besoins, ses contraintes pour imaginer les rôles qu’elle pourrait jouer pour lui, les bénéfices qu’elle pourrait lui apporter. Pour cela, il ne s’agit pas d’observer les consommateurs dans un focus group ni de leur demander ce qu’ils veulent : ils n’en savent rien ! Il s’agit de les appréhender avec de vraies méthodologies d’études issues de l’anthropologie, telle que la méthode « Zaltman Metaphoric Analysis », et de faire s’exprimer des idées sur des besoins plus ou moins conscients.

Combiner les intelligences
L’innovation ne peut être naitre que de la collaboration multi-fonctionnelle au sein même des entreprises. Il faut combiner les ressentis, les analyses et les idées de différentes personnes et métiers, à la fois en amont dans la phase de compréhension des problématiques et des consommateurs et au moment du développement de la solution ou de l’analyse. Innover, ce n’est pas seulement le métier de la R&D ou du Marketing. Toutes les fonctions de l’entreprise doivent participer. C’est le seul moyen pour qu’elle soit complète, efficace et opérationnelle.

Associer Innovation et Core Business
Si tu innoves en dehors du « core », « you got a problem » ! Et c’est trop souvent le cas. Si l’innovation ne reflète pas l’ADN de l’entreprise qui la porte, elle ne va pas « se vendre » : il va falloir dépenser des millions pour la rendre crédible, ou être obligé de créer un autre marché, une autre marque, ou même une autre société. C’est une escalade sans fin qui fait perdre beaucoup de temps et d’argent, en plus d’être très risqué.

3 freins à l’innovation en entreprise ?

La culture de l’entreprise
Pendant 17 ans, j’ai été en charge du marketing chez Procter & Gamble pour la France et le Benelux, et tous les 3 ans, au même poste, j’avais un tout autre job, un job que j’avais ré-inventé. Pourquoi ? Parce que j’étais dans une entreprise qui valorise l’innovation et la place au centre de sa performance. Personne ne le dit ouvertement mais si tu es « nervous by change », on te remplace. Mon équipe n’était pas inquiète s’il y avait des changements, elle l’était s’il n’y en avait pas ! Si l’entreprise ne réorganise pas sans cesse la manière dont elle travaille, elle sera vite dépassée. Pour moi, le 1er frein à l’innovation est donc la culture de l’entreprise qui doit rechercher le changement et avoir en permanence l’appétit de la découverte. Cette culture du changement doit être autant ancrée dans les process de l’entreprise que dans l’état d’esprit de ceux qui la font vivre. Dans trop de sociétés, il faut changer les gens et les process pour changer les choses.

Le faux sujet des budgets
Si l’innovation est en dehors du core business, bien sûr qu’elle va manquer de ressources car il faut toujours arbitrer entre différents budgets. Choisir de financer l’innovation ou le core business est un faux débat, une question qu’on ne devrait même pas se poser. Le manque d’argent est une fausse et une mauvaise excuse, une excuse de fainéant très largement utilisée et je ne l’ai jamais acceptée ! Si tu ne prévois pas de capacités d’innovation dans ton budget principal, alors évidemment tu manqueras d’argent. Si ton budget pour innover est concentré sur une petite ligne « à part » alors il sera coupé. Ne pas comprendre que c’est le budget principal qui doit alimenter l’innovation est une erreur. Cela signifie donc de se remettre aussi en question au moment où l’on construit son budget.

Le manque de discipline
Il est plus facile de gérer son business au day-to-day que de se réinventer car cela demande beaucoup plus de temps. A la question « qui va travailler sur mon programme d’innovation ? », ma réponse est toujours la même, « bonne nouvelle, c’est toi ! » Je suis en effet convaincu que tout le monde est en capacité d’innover s’il s’en donne le temps. Car le 3ème frein à l’innovation n’est pas le manque de temps, c’est le manque de discipline. Il y a en effet un temps fou perdu dans les organisations par manque de discipline personnelle et entre départements. Et trouvez-vous normal que le marketing soit le seul département sans QA ? C’est pour cela, que je mets systématiquement en place, au sein de mes équipes, un processus de QA qui permet de générer des capacités et d’être en mesure de trouver du temps pour continuer à apprendre, à être curieux, à aller rencontrer des gens, à accepter des invitations de personnes qui semblent éloignées de son business. Parce qu’à chaque fois que tu prends du temps pour cela, tu constates que cela t’a inspiré et apporté quelque chose. Alors oui, chaque jour, tu as une bonne raison pour reporter ou annuler ces pas de côté mais c’est une discipline de s’y tenir.

L’innovation marché qui t’a le plus marqué ?

Le e-commerce est à mon sens une innovation dont on mesure mal l’ampleur et la valeur des changements qu’il a apportés et qu’il apporte encore. Je ne citerai que deux exemples.

Côté entreprises, le e-commerce a permis d’abattre le mur artificiel qui existait – et existe encore dans beaucoup d’entreprises – entre le marketing et les ventes et qui ne fait plus aucun sens dans un monde omnicanal. Que les organisations fusionnent ces responsabilités, comme le fait Unilever avec son Chief Commercial Officer en charge du marketing et des Sales, ou encore des start-ups avec le rôle de Chief Revenue Officer, est une évolution porteuse d’énormément d’opportunités et de création de valeur.

Côté consommateurs, la digitalisation et le e-commerce ont révolutionné la consommation de certains produits, et notamment la bascule de la possession vers l’usage avec les business models de location et d’abonnement. Tout le monde trouve aujourd’hui normal d’être abonné à des services de musique ou films à la demande, ou encore pour des accès logiciels. Ce nouvel usage a ensuite débordé sur des produits dont on ne veut pas manquer comme la lessive, le café, les couches et commence à infiltrer des produits que nous n’aurions pas soupçonnés : le mobilier (ikea), les vêtements (decathlon), et même la mobilité… Je suis même certain que dans quelques années, acheter une voiture sera perçu comme un acte d’un autre temps ! Je trouve que c’est une innovation formidable, à la fois en termes de bénéfices client, et en termes de durabilité.

Je crois que nous ne sommes qu’à 20% des bouleversements portés par le e-commerce.

L’innovation dont vous êtes le plus fier ?

Je vais choisir une innovation à laquelle j’ai contribué dans ma vie antérieure : la transition des lessives liquide vers les « pods » (berlingots ou tablettes). Ce format est plus économique car les consommateurs utilisent ainsi la dose juste, sans gaspiller. Il est plus écologique aussi car en version liquide, le produit composé à 60% d’eau nécessite un contenant plastique. Enfin, cette innovation est anthropologique en permettant le partage des tâches à la maison. Et comme l’étudiait le sociologue Jean-Claude Kaufmann, si monsieur sait faire la lessive, alors il saura faire beaucoup d’autres choses à la maison… Cette innovation s’appuie donc bien sur une invention technique – la membrane hydro-soluble des dosettes – et crée plusieurs bénéfices d’usage en révolutionnant notamment la vie des ménages !

Décembre 2022 Propos recueillis par Léa Hadj & Stéphanie Çabale pour Lynx partners

Photographie : Luc Suykens